Le 5e P, c’est « Purpose » – par Christian Sarkar et Philip Kotler
Adapté par Dr Sarah JUIDETTE
Pendant des décennies, le marketing a été guidé par le cadre des 4 P : Produit, Prix, Place (distribution) et Promotion. Introduits par E. Jerome McCarthy et ensuite solidifiés dans l’orthodoxie marketing par Philip Kotler, les 4 P ont fourni une feuille de route pratique pour engager les consommateurs et bâtir un avantage concurrentiel. Ce cadre a stimulé la croissance des industries et des économies, aidant les entreprises à accroître leur part de marché et leur rentabilité.
Mais le monde a changé. Nous vivons à une époque de « permacrise » — un terme qui résume les défis interconnectés et continus auxquels l’humanité est confrontée : effondrement écologique, fragmentation sociale, injustice économique, polarisation politique et perturbation technologique. Ces crises ne sont pas de simples perturbations passagères. Un nouveau « P » a émergé, et il change tout : Purpose (raison d’être).

1.De la transaction à la transformation
Le marketing traditionnel a souvent été transactionnel : identifier un client, repérer un besoin (ou en créer un), proposer un produit ou un service, conclure la vente. Le succès était mesuré par des indicateurs de croissance — volume des ventes, pénétration du marché, part de marché, etc.
- Gagner de l’argent ne suffit plus.
La raison d’être change de perspective. Au lieu de se demander « Comment vendre plus ? », les marketeurs doivent désormais poser les questions suivantes :
- « Pourquoi existons-nous ? »
- « Quel impact avons-nous ? »
- « Comment créer une valeur qui élève plutôt qu’elle n’exploite ? »
Dans ce sens, la raison d’être n’est pas une tactique marketing. C’est une base morale et stratégique. Elle répond à la question la plus profonde qu’une entreprise puisse se poser : quel est notre rôle dans le monde ? Lorsqu’elle est authentique, elle influence chaque décision — de la conception produit au traitement des employés, du partage des bénéfices à l’engagement social.
- L’essor des parties prenantes conscientes et engagées
Les consommateurs, salariés, investisseurs et citoyens d’aujourd’hui sont plus avertis et plus exigeants que jamais. Ils vont au-delà de l’image de marque et des prix — ils veulent savoir ce que l’entreprise représente.
- Ses produits sont-ils durables ?
- Paie-t-elle des salaires équitables ?
- Est-elle engagée pour l’équité et l’inclusion ?
- Défend-elle le bien commun ou uniquement ses intérêts ?
Cet essor des parties prenantes conscientes a transformé définitivement le paysage marketing. Les marques qui échouent à définir et incarner leur raison d’être sont dénoncées, boycottées ou tout simplement ignorées. À l’inverse, les marques avec une raison d’être claire et crédible gagnent en confiance, en loyauté et en défense de leurs clients.
Prenons les marques activistes comme L’OCP, INWI ou PHARMA 5 pour notre contexte marocain — chacune engagée depuis longtemps pour des causes sociales ou environnementales. Ce ne sont pas des marques pratiquant le « purpose-washing ». Elles ont intégré leur raison d’être au cœur de leur modèle économique.
2.La raison d’être : le processus d’exploitation de l’entreprise
La raison d’être n’est pas un élément optionnel. C’est le noyau du système d’exploitation de l’entreprise.
Lorsqu’elle est intégrée correctement, elle reconfigure les 4 autres P :
- Produit : devient une solution à des problèmes humains et planétaires réels (panneaux solaires, mode éthique, alimentation végétale…), au service d’un avenir régénératif.
- Prix : reflète le coût réel de production, incluant salaires justes, gestion environnementale et éthique de la chaîne d’approvisionnement. Ce n’est pas une course au prix bas, mais un engagement envers l’équité et la durabilité.
- Place (distribution) : dépasse la simple logistique — elle devient un levier d’accès, d’inclusion et de localisation responsable. Comment atteindre les marchés marginalisés ? Comment réduire l’empreinte carbone ?
- Promotion : devient éducation, narration, activisme. Il ne s’agit plus de manipuler mais de mobiliser. Les marques ne vendent pas seulement des produits ; elles promeuvent des valeurs partagées et des actions socialement responsables.
La raison d’être redéfinit et redirige les 4Ps. Elle leur donne cohérence, intégrité et vision de long terme.
- Les dangers d’une raison d’être non authentique
Avec la pression croissante pour « faire le bien », de nombreuses marques se sont ruées vers la tendance du purpose, sans véritable substance. Cela conduit au purpose-washing : l’usage de déclarations grandiloquentes ou d’engagements durables qui ne s’appuient sur aucune action concrète.
Ce n’est pas seulement non éthique — c’est risqué. À l’ère de la transparence radicale et des réseaux sociaux, l’écart entre ce qu’une marque dit et ce qu’elle fait peut devenir un gouffre de crédibilité. Le risque de feindre une raison d’être ? Le brandshaming.
Exemple de Tesla : Tesla a échoué en liant excessivement son image à celle de son PDG, Elon Musk, dont les prises de position controversées ont érodé la confiance des clients. Ce n’est pas la concurrence qui l’a affaibli, mais une crise de réputation auto-infligée par son leadership.
Une raison d’être authentique doit être soutenue par des engagements mesurables, des changements systémiques et des mécanismes de responsabilité. Elle doit se refléter dans la gouvernance, les pratiques de recrutement, la chaîne logistique, la conception des produits et la manière de définir le succès.
- Raison d’être et profit : un faux dilemme
Un mythe persistant veut que la raison d’être nuise à la rentabilité. Or, les données prouvent le contraire. Les entreprises guidées par une raison d’être surperforment leurs concurrentes à long terme. Elles bénéficient de clients plus fidèles, de collaborateurs plus engagés, d’une meilleure réputation, et d’une plus grande résilience face aux crises.
En réalité, la raison d’être peut être un moteur d’innovation et de différenciation. Elle pousse les entreprises à dépasser les gains à court terme pour répondre aux besoins humains et planétaires profonds.
👉 La raison d’être ne signifie pas abandonner le profit. Elle consiste à redéfinir le profit :
- de l’extraction à la contribution
- de la primauté actionnariale à la valeur pour toutes les parties prenantes
- des rendements trimestriels à l’épanouissement durable
3. Le post-capitalisme
L’émergence du 5e P – la raison d’être – s’inscrit dans une évolution plus large de la philosophie des affaires. Nous passons du capitalisme basé sur la croissance à tout prix vers un post-capitalisme, fondé sur la régénération, l’inclusion et la création de richesses collectives.
Le marketing, en tant que voix de l’entreprise, a un rôle central dans cette transformation. Les marketeurs ne sont plus seulement des bâtisseurs de marques. Ils sont façonneurs de culture, conteurs, penseurs systémiques. Ils doivent concilier réussite commerciale et responsabilité sociale, et inventer de nouvelles façons de les aligner. Le marketing doit devenir régénératif.
Ce n’est pas un travail facile. Il exige du courage, de l’humilité et de la collaboration interdisciplinaire. Mais il est aussi profondément porteur de sens.
- La raison d’être : l’âme du marketing
Alors que nous faisons face à des défis mondiaux sans précédent — effondrement climatique, érosion démocratique — le rôle de l’entreprise doit évoluer. Le marketing aussi.
Le 5e P — la raison d’être — n’est pas un mot à la mode. C’est un appel à la conscience. Il invite les marketeurs à repenser leur mission : non plus comme de simples vendeurs, mais comme architectes du sens. Non plus au service d’objectifs trimestriels, mais comme gardiens du bien commun.
Dans un monde incertain, la raison d’être est l’ancre. Elle est l’âme de la marque. Et c’est la voie de l’avenir — pour le marketing, les affaires, les communautés et la planète.
Il est temps. L’avenir du marketing, c’est la quête du bien collectif.